Big Bang et Au-Delà

La science moderne a révolutionné notre compréhension de l’Univers. Dans son dernier essai, « Big Bang et au-delà », paru aux éditions Dunod, Aurélien Barrau décrit en termes simples le cosmos dessiné par la physique d’aujourd’hui. À la manière d’une promenade mêlant science et philosophie, les fondements et les énigmes du Big Bang, tels les trous noirs ou la possibilité d’univers multiples, sont abordés les uns après les autres. Il a bien voulu répondre à quelques unes de nos questions.

Aurélien Barrau
Espace et Astrophysique : Qui êtes vous ? Que faites vous ? Quelle est votre domaine de recherche ? Quels sont les enjeux de vos travaux ?
Aurélien Barrau : Ma formation est assez banale : Math-Sup et Math-Spé, école d’ingénieur, thèse en astrophysique au Laboratoire de Physique Nucléaire et des Hautes Energies de Paris. Ensuite j’ai été recruté comme enseignant-chercheur au Laboratoire de Physique Subatomique et de Cosmologie de Grenoble (CNRS-UJF). Puis nommé membre de l’Institut Universitaire de France et Professeur des Universités. J’ai reçu le Prix international Bogoliubov de physique théorique et le prix européen Thibaud de physique subatomique. J’ai été invité comme visiteur à l’Institut des Hautes Etudes Scientifiques de Bures-sur-Yvettes et à l’Institute for Advanced Study de Princeton.
Au niveau expérimental, je travaille sur deux projets :
– le détecteur AMS, installé sur la Station Spatiale Internationale, qui recherche de l’antimatière dans l’Univers.
– le projet de grand télescope LSST qui permettra de comprendre pourquoi l’expansion de l’Univers accélère.
Au niveau théorique, je travaille surtout sur :
– la cosmologie quantique à boucles.
– les trous noirs et leurs interactions avec les champs quantiques.
En parallèle, j’enseigne à l’université Joseph Fourier de Grenoble. J’ai un immense plaisir à interagir avec les étudiants. Ils deviennent souvent mes amis et je les admire à plus d’un titre !
Espace et Astrophysique : Selon vous, peut-on comprendre l’Univers ?
Aurélien Barrau : On peut dire quelque chose de l’Univers qui soit bien plus qu’une simple tautologie. Mais je reste convaincu que le réel ne se réduit pas à ce que la physique peut en concevoir. La science est un mode d’appréhension du réel tout à fait légitime et louable. Mais il serait aussi dangereux de vouloir opérer une réduction du caractère hautement protéiforme et diapré du monde à la seul approche scientifique que de dénier à celle-ci toute crédibilité. Chaque détail de l’univers est un abîme de complexité. Souvent une source intarissable d’émerveillement. L’Univers est immensément étrange. La question ici posée n’est pas celle de ce qui se trouve dans l’Univers mais celle de la nature et de l’évolution de l’Univers en lui-même. Peut-on comprendre scientifiquement l’Univers en tant que tel ? Les particularités de cette interrogation sont nombreuses. La cosmologie contemporaine résulte d’une longue évolution. Elle se fonde sur des observations très nombreuses et sur une théorie d’une sidérante élégance. Il est impossible de comprendre le si étrange modèle du Big Bang sans connaître ses piliers. Il nous faut découvrir d’une part les multiples indices expérimentaux qui plaident pour cette étrange représentation du monde et, d’autre part, la grande théorie d’Einstein, la relativité générale, nécessaire pour percevoir la cohérence de l’édifice.
Espace et Astrophysique : Quels sont les différents aspects du cosmos ?
Aurélien Barrau : La diversité est multiple. Au sein de la seule dimension astrophysique, elle est déjà très présente. Selon qu’il est sondé avec des ondes radios ou des rayons gammas, le firmament présente des visages extrêmement différents, irréductibles les uns aux autres, et tous légitimes et réels. Si les rayons cosmiques, les neutrinos et les ondes gravitationnelles s’invitent dans la partie, ce sont de nouveaux cieux, plus diaprés encore, qui se révèlent ! Au-delà de la seule physique, les aspects co-présents – tout aussi authentiques et légitimes – se démultiplient encore… Là est la magie : les visages du cosmos ne sont pas réductibles les uns aux autres. Cette extraordinaire diversité des images du monde que nous livre l’astrophysique contemporaine est au cœur de l’attrait de la (re)présentation scientifique de l’Univers. Moins que l’esthétique – plastique ou chromatique – d’une des versions, c’est leur profusion qui me semble fascinante.
Espace et Astrophysique : Où en est-on avec la théorie du Big Bang ?
Aurélien Barrau : C’est ce qu’on a de mieux. Elle est remarquablement cohérente et soutenue par de multiples piliers. Il faut néanmoins distinguer le Big Bang comme cadre général, c’est-à-dire l’expansion de l’Univers, du Big Bang en tant que singularité primordiale et instant primitif. Au premier sens, c’est une observation indéniable et une prédiction claire de la relativité générale : cette expansion n’est pas un mouvement des corps dans l’espace mais une dilatation de l’espace lui-même ! Elle est un acquis de la science sans doute irrévocable, au même titre que la rotondité de la Terre. Au second sens, les choses sont beaucoup moins claires…
Espace et Astrophysique : Le modèle du Big Bang est-il encore valide ? Pourquoi ?
Aurélien Barrau : Au sens général, il est non-seulement valide mais presque inévitable. Au sens de l’instant initial, comme une nouvelle Genèse, il est évidemment problématique. Il constitue une prédiction de la théorie d’Einstein là où, précisément, elle cesse d’être valide. Il nous faudra disposer d’une théorie de la gravitation quantique bien définie pour aller plus loin. Et nous n’en avons pas encore…
Espace et Astrophysique : Que sait-on exactement des trous noirs ?
Aurélien Barrau : Les trous noirs sont des objets fascinants et troublants (sans jeu de mot !) mais bien compris. Ils font aujourd’hui partie du bestiaire de l’astrophysicien. Rien ne peut s’en échapper. Ils poussent la relativité à son paroxysme : la vitesse d’un corps en chute libre sur un trou noir serait mesurée par un observateur local comme la plus grande possible, c’est -à-dire celle de la lumière. Mais le même corps serait vu comme se déplacement à la vitesse la plus petite possible – c’est-à-dire l’immobilité- par un observateur lointain ! Ce n’est nullement paradoxal. Ces visions apparemment antagonistes sont tout à fait compatibles dans une perspective relativiste. A l’intérieur des trous noirs, le temps se change et espace et l’espace se change en temps…. La singularité centrale marque, en quelque sorte, un achèvement du temps.
Espace et Astrophysique : En quoi sont-ils importants en astrophysique ?
Aurélien Barrau : Ils sont importants à au moins deux niveaux. D’abord d’un point de vue pragmatique. Ils jouent en effet un rôle important dans la formation des galaxies au centre desquels se trouvent les plus massifs d’entre eux. Ensuite d’un point de vue théorique. Si, comme je le disais, ils sont pour l’essentiel bien compris, ils recèlent encore certains mystères. Par exemple : comment comprendre qu’ils soient à la fois les objets les plus simples de l’Univers (entièrement décrits par deux nombres) et aussi ceux qui codent la plus grande quantité d’information ? Nul ne le sait. Les trous noirs constituent des lieux idéaux pour mener des expériences de pensée permettant de mieux comprendre – et parfois même de contraindre – les théories.
Espace et Astrophysique : Que peuvent-ils nous apprendre ?
Aurélien Barrau : Les trous noirs poussent la relativité générale dans ses retranchements. En un sens, ils en exhibent la grande cohérence en mettant en évidence des effets qui seraient totalement incompréhensibles avec la physique newtonienne. Mais ils en soulignent aussi certaines limites et invitent à considérer des théories « au-delà » de la relativité d’Einstein. Venir à bout des ces interrogations sur les trous noirs nous aiguillera quant à l’élaboration d’une théorie quantique de la gravitation. Il s’agit d’un enjeu majeur de physique théorique. Peut-être le plus important et le plus difficile. Nos deux meilleurs théories à l’heure actuelle, la théorie des cordes et la gravitation quantique à boucles, se dessinent en partie en tentant de répondre aux paradoxes des trous noirs.

Les planètes, aussi nombreuses soient-elles, ne représentent qu’une fraction infime de la masse visible de l’Univers
Espace et Astrophysique : Qu’est ce que la matière noire ?
Aurélien Barrau : La quasi-totalité de la masse visible de l’Univers se trouve sous forme d’étoiles. Les planètes, aussi nombreuses soient-elles, sont légères et ne sont d’ailleurs pas facilement visibles hors du système solaire. Or, curieusement, on sait aujourd’hui que les étoiles contribuent très peu à la masse totale de l’Univers. L’essentiel est donc invisible ! C’est ce qu’on nomme le mystère de la « matière noire ». Cette matière noire standard (composée des particules élémentaires connues) est environ dix fois plus abondantes que les étoiles ! Et la matière noire non standard (non constituée des entités élémentaires identifiées dans le cadre de la physique des particules) est encore cinq fois plus abondante que la matière noire standard ! L’essentiel de la masse de l’Univers, environ cinquante fois plus importante que la totalité de la masse visible, est donc de nature inconnue.
Espace et Astrophysique : Qu’est ce que l’énergie noire ? A quoi sert-elle ?
Aurélien Barrau : C’est le nom donné à une mystérieuse composante de l’Univers qui est à l’origine d’une observation très paradoxale : l’expansion accélère ! Que l’Univers soit en expansion n’est pas surprenant : la relativité générale nous apprend que l’espace est dynamique et cette expansion en est la conséquence. Mais il est curieux que le processus accélère alors même que la gravitation est attractive ! Nous n’avons pas d’explication satisfaisante à cette observation et nommons « énergie noire » sa mystérieuse origine. La comprendre est un défi important des années à venir. Quelque chose de mystérieux qui constitue l’essentiel du contenu de l’Univers, pousse l’espace à s’étendre de plus en plus vite. On peut raisonnablement y voir les traces d’une nouvelle force qui ne ressemble à rien d’identifié à l’heure actuelle, inconnue et répulsive à grande distance. En un certain sens, la relativité générale peut sembler fournir une explication simple à cette situation. Les équations d’Einstein comportent en effet un terme, une constante cosmologique, qui peut engendrer une telle accélération. Il existe donc une solution plus naturelle et plus immédiate que pour la matière noire. Néanmoins, la mécanique quantique impose aussi ses lois et n’autorise pas la valeur effectivement observée. Incontestablement, le modèle cosmologique est donc loin d’être achevé. Chaque avancée, chaque compréhension nouvelle, chaque découverte est accompagnée de son lot d’interrogations. Plus le savoir est affiné, plus les questions sont raffinées.
Espace et Astrophysique : Y-a-t-il d’autres modèles d’explication de la création de l’univers ? Si oui, lesquels.
Aurélien Barrau : En gravitation quantique à boucles, par exemple, le Big Bang n’existe plus. Il est remplacé par un Big Bounce, un grand rebond. Autrement dit, cette approche prometteuse tentant de concilier la théorie d’Einstein avec la théorie quantique suggère qu’il y aurait eu une phase de contraction précédent l’actuelle expansion. Nous tentons de trouver des traces visible de ces phénomène. Avec cette théorie, l’espace-temps n’est plus une trame continue. Il faut imaginer un réseau d’une immense complexité. De la même manière que la matière est composée d’atomes, l’espace serait composé e petits grains élémentaires. Comme l’ensemble est quantique, son évolution doit être pensée en termes probabilistes. Si ce modèle était correct, il s’agirait bien sûr d’une immense révolution. Il ne décrit pas le mouvement ou la composition d’objets se trouvant dans l’espace et le temps mais de l’espace et du temps eux-mêmes. L’Univers y apparaît alors comme une collection de champs quantiques en interaction. La gravitation quantique à boucles n’est pas la seule voie possible. Depuis plus de 40 ans, la théorie de cordes est très intensément étudiée. De façon remarquable, si l’on suppose que les constituants fondamentaux ne sont plus des objets ponctuels mais plutôt des petits élastiques, la situation change radicalement. Cette théorie permet d’unifier tous les constituants connus qui sont réinterprétés comme différents modes de vibration possibles d’une unique classes de cordes fondamentales. Ce magnifique cadre impose une condition forte sur l’espace. Une condition qui constitue une prédiction claire de la théorie des cordes : l’espace doit comporter 9 (ou 10 dans une certaine variante) dimensions !
Espace et Astrophysique : Pouvez-vous nous en dire plus sur la théorie des multivers ?
Aurélien Barrau : La théorie des cordes invite à poser la question vertigineuse de l’existence d’univers multiples. En effet, l’inflation – augmentation considérable de la « taille » de l’Univers dans ses premiers instants – aurait créé non pas un, mais une infinité d’univers-bulles, structurés selon des lois physiques différentes (dictée par les cordes), éventuellement très éloignées de celles qui régissent notre propre bulle. Nouvelle blessure narcissique, après celles qui furent infligées à l’idée que l’homme se faisait de son statut d’« élu », par Copernic, Darwin et Freud : c’est notre univers lui-même qui se trouve déchu de son piédestal et réinterprété comme un îlot dérisoire et contingent dans ce vaste « plurivers ». Ailleurs, des mondes sans lumière, des mondes sans matière, des mondes à dix dimensions… Chaque univers-Bulle aurait son propre Big Bang, peut-être sa propre dimensionnalité. Tout ou presque deviendrait finalement possible. Au sein de cette structure gigogne d’univers multiples, nous nous trouverions dans l’un de ceux favorables à l’existence de la complexité, et donc de la vie – infime parcelle où la physique a pris la forme étrange et gracieuse que nous lui connaissons. Tout comme notre planète n’est pas du tout représentative de l’ensemble de notre univers, notre univers n’est très certainement pas représentatif de l’ensemble du multivers. Ce n’est pas là une théorie, mais une prédiction de certaines théories et c’est en cela que ce modèle est testable au sens usuel du terme, bien qu’évidemment très spéculatif. Le réel serait davantage pluriel que ne tend à le penser une tradition vertébrée par les mythes de l’Un de l’Ordre. Ce qui n’est d’ailleurs pas sans écho à une tradition « parallèle » de pensée qui irait des atomistes grecs à certains philosophes analytiques en passant par Rabelais, Leibniz, Wittgenstein ou Derrida.
Ces hypothèses ne renient rien des exigences de rigueur de la physique usuelle mais ouvrent, peut-être, de nouvelles portes. Elles vivent sur les frontières pour les dissoudre, elles envisagent la possibilité d’une déconstruction. Ce qui, à l’évidence, pose la question de nos attentes par rapport à la science de la Nature. Cette approche invite à porter une attention scrupuleuse aux détails oubliés par la tradition, aux points de friction, aux paradoxes et aux apories. Elle engage à déchiffrer la physique comme une construction, et à lui reconnaître le droit à ne pas être la seule version correcte du réel. Il s’agit peut-être aujourd’hui de décupler les modes possibles de nos rapports-au(x)-réel(s). L’extraordinaire diversité du monde requiert sans doute d’envisager une nouvelle pluralité dans nos manières de l’appréhender. Le manque d’imagination a toujours été plus préjudiciable aux sciences que l’excès d’idées audacieuses. Je ne sais pas exactement ce que fut l’origine de notre Univers et ce que sera l’avenir de nos recherches. Personne ne peut sans doute prétendre le savoir avec certitude. Mais ce chemin vaut la peine d’être parcouru. A moins qu’il ne faille plutôt choisir une balade, un peu erratique, à travers champ ou en forêt, sur le mode de ce que Derrida nommait une « destinerrance ». Quelque part où, toujours, le poète veille. Invente des espaces et lacère le réel. Quelque part où les fugues ne s’achèvent pas.
